vendredi 22 août 2008

Lost in Translation, Sofia Coppola, 2003


Le poète américain Robert Frost définissait la poésie en ces termes : « Poetry is what gets lost in translation » (la poésie est ce qui se perd dans la traduction), nous apprend Wikipedia. Sans nul doute, Sofia Coppola, talentueuse fille du maître Francis Ford, aura-t-elle songé à ces quelques mots quand elle a eu l’idée de son second long-métrage.
Car il est question de poésie, à tout étage (du gratte-ciel), à tout instant (décalé à cause du jet-lag) : Charlotte (interprétée par la merveilleuse Scarlett Johansson) et Bob Harris (Bill Murray, flegmatique en diable) sont deux Américains isolés dans un immense hôtel japonais, en plein Tokyo, et se retrouvent littéralement perdus. Perdus car leurs proches sont loin (la famille de Bob est toujours aux USA ; le mari tout frais de Charlotte l’abandonne chaque jour davantage pour aller prendre les photos pour lesquelles il est payé), perdus car la langue leur est totalement étrangère. De l’ennui à la langueur, il n’y a qu’un pas, que ces deux âmes esseulées vont finir par franchir, toujours sur le fil de l’amitié, de l’amour, de la nécessité aussi.
Sofia Coppola est une réalisatrice d’atmosphère : la saveur particulière de ses trois longs métrages doit beaucoup aux bandes sons utilisées (ici on retrouve avec délices Phoenix et leur rock très pop, Air et ses envolées aériennes, The Jesus & Mary Chain, My Blood Valentine…), au soin apporté aux images réalisées. Les fesses de Scarlett Johansson enfermées dans une chaste culotte rose comme entrée en matière, cela a de quoi intriguer, intéresser et subjuguer… Sofia réussit ainsi à rendre son héroïne diablement vivante et sensuelle, tout en évitant de la parer des clichés habituels de la séduction féminine (il est d’ailleurs assez tordant de voir Anna Faris débouler dans cet univers, blondeur en avant, avec son sex-appeal tellement travaillé qu’il en devient lassant, face à une Johansson plus vraie que nature et surtout, plus navrée que jamais). Mais les images de Lost in Translation, ce sont aussi les vues de Tokyo, l’immensité de ses gratte-ciels, ces drôles de lieux où se réunissent les amis de Charlotte (et que Bob découvre médusé, dans son tee-shirt qu’il pensait in, mais qu’il a dû retourner pour ne pas passer pour un idiot…), l’hôpital où Bob joue avec le fauteuil roulant comme s’il avait, lui aussi, encore vingt ans…
Malgré toutes ces images, le Japon n’intéresse pas Sofia Coppola. Ce qui l’intéresse, c’est le décalage permanent entre ses deux héros et le pays où ils se trouvent. Le titre de son film trouve toute sa cohérence dans cette scène, hilarante, où Bob tourne la pub pour un quelconque whisky (c’est la raison de sa venue à Tokyo : acteur sur le déclin, seuls les publicitaires l’engagent encore), et doit avoir recours à un traducteur pour comprendre ce que lui raconte le metteur en scène. Alors que ce dernier lui donne des indications pendant quelques minutes, le traducteur simplifie le tout en une seule phrase. Bob, fidèle à l’acteur qui l’incarne, à son charme et son humour pince-sans-rire, demande très ironiquement : « is that really all he said ? » (« est-ce vraiment tout ce qu’il a dit ? »). On peut d’ailleurs extrapoler quant au personnage de Bob Harris : il est l’évident miroir de Bill Murray, un acteur qui n’a plus le succès d’antan (heureusement pour nous, Murray continue à tourner, et avec quels réalisateurs : Jarmusch, Anderson…), qui n’est sans doute plus vraiment à l’aise dans le monde qui s’offre à ses yeux. Son évident contrepoint est Scarlett Johansson, actrice dont la carrière était, et est toujours, devant elle, mais qui va s’entendre avec ce vieil homme fatigué, coincé entre sa carrière qu’il veut relancer, et sa vie de famille qui bat de l’aile.
La question n’est pas tant de savoir si ces deux personnages auraient pu devenir si proches dans un autre contexte. Le contexte, réellement, fait le film, et permet la rencontre de deux êtres que tout semble opposer. Mais Sofia Coppola ne s’embarrasse jamais de clichés : il n’y a pas là de bluette, il n’y a pas là de happy end. Ce qu’elle veut donner à voir, ce sont les murmures, les paroles qui ne se disent pas, le corps qui parle à la place de la voix. On est toujours sur le fil : fil de l’humour, du désespoir, du petit bonheur, du tragique aussi. Parce que, de déambulations dans les couloirs, ces deux êtres finissent par s’attacher l’un à l’autre, sans le vouloir, sans le chercher vraiment. Il y a ces sourires gênés, à la piscine, peut-être parce qu’alors le cadre est celui du corps : jamais les corps n’entrent en contact, ou si peu, ou si doucement… Quand le premier film de Sofia Coppola tournait, essentiellement, autour du sexe, ou du désir (désir des garçons amoureux pour ces vierges suicidées, désir du personnage de Lux pour son amour d’adolescente), son deuxième film au contraire prend la route exactement inverse. Il n’y aura pas de sexe, juste un chaste baiser pour clore le film : baiser dans une rue bondée, où Charlotte semble, peut-être pour la première fois, devenue femme, et non plus adolescente, et où Bob assume lui aussi sa position d’homme. Ils ne jouent plus aux amis, aux enfants pour tromper l’ennui créé par le décalage horaire ; ils savent qu’ils se quittent, plus rien n’a d’importance. Ce baiser scelle leur relation : ils savent qu’il y avait tellement plus, on le sait aussi, mais l’histoire se termine…
Il est difficile de dire autre chose que ça : ce film est fait pour nous toucher, et il y arrive. Que le côté désemparé de ces personnages nous touche, nous rappelle à nous-mêmes. Deux personnages sans fard, que les circonstances rapprochent, qui tombent amoureux. Sans jamais oser aller plus loin, parce que rien ne le permet, parce que la vraie vie n’est pas celle que l’on passe dans un hôtel quatre étoiles de Tokyo. Sofia Coppola réalise un film contemplatif, où des moments de pure magie émergent : Bill Murray chantant « More than this » de Roxy Music, les yeux fixés sur Scarlett Johansson à la rose perruque. Les apparences ne sont pas ce qu’elles semblent être : la femme à l’aube de sa vie, tout juste sortie de ses études de philosophie, peut aimer ce vieil homme, dont la vie semble pourtant décliner. Les deux extrêmes se rencontrent, et quelque part, se reconnaissent. Sans jamais se le dire : les paroles semblent n’avoir que peu d’importances…
Les mots sont d’ailleurs un enjeu majeur dans la conclusion du film : avant de partir, Bob murmure quelque chose à l’oreille de Charlotte.
Une vidéo sur Youtube prétend que les quelques mots de Bob sont : « I have to be leaving… but I won’t let that come between us, ok ? » (« je dois partir, mais je ne laisserais pas ça se mettre entre nous »). Le son étant relativement étouffé, on peut douter de cette théorie : pour ma part, c’est celle que j’ai envie de retenir. L’idée d’un futur possible semble nettement plus acceptable, au fond, que cette séparation, même si cela semble un peu fleur bleue, un peu trop facile. La grande intelligence de Sofia Coppola est, justement, d’avoir rendu ce murmure inintelligible pour le spectateur : cela permet à chacun d’y voir ce qu’il veut y voir, de croire ou non à une future relation. En tous les cas, ce baiser si simple et les yeux embués de Scarlett Johansson restent dans les mémoires, comme l’une des scènes les plus romantiques (au sens noble du terme) et les plus touchantes qui soient.
La réalisatrice a, sans conteste, réussi son pari : un film d’amour, qui n’en fait jamais trop, et préfère écouter ses silences plutôt que d’étaler ses bruits.
6/6

jeudi 21 août 2008

Ce n'est pas du cinéma, mais de l'art quand même !

Un immense merci à Joey, du forum Des News en Série, pour m’avoir créé cette superbe bannière pour le blog…

dimanche 3 août 2008

Juno, Jason Reitman, 2008


Dès les premières minutes de Juno, on sait déjà à quel type de film on a affaire. Il ne s’agit pas d’un film américain « comme les autres » : non, nous sommes clairement dans le film « indépendant » (ne nous méprenons pas, ce terme évoque simplement l’idée que le film en question n’est pas un blockbuster produit par les grosses entreprises hollywoodiennes comme Paramount ou Warner - le cinéma indépendant outre-Atlantique emploie des stars et est, pour certains, plus que bien financé malgré leur détachement vis-à-vis des grosses boîtes de production). Un film indépendant qui s’ouvre donc sur un générique dessiné, sur fond de All I want is you de Barry Louis Polisar (la BO est par ailleurs plutôt savoureuse, avec des titres de Catpower ou encore Belle and Sebastian), où notre fraîche héroïne Juno (Ellen Page, assez convaincante) avale des litres de Sunny-D (boisson à l’orange).
Je dois vous prévenir immédiatement : cette critique sera très subjective. On me répondra que toute critique l’est ; je rajouterais qu’en l’occurrence, celle-ci le sera nettement plus que les autres. Parce qu’il y a des réactions fortes à la vue d’un long métrage (et c’est ça qui fait que le cinéma est un art multiple et passionnant…), qu’on ne peut réprimer lorsqu’il s’agit d’expliquer ce qui a plu ou déplu dans ce dernier.
Et je dois avouer que dès ces quelques minutes de générique, j’étais déjà agacée. Agacée par l’accoutrement de la jeune fille, qui se veut légèrement décalé, mais est en fait soigneusement choisi pour correspondre à une certaine jeunesse qui, au lieu de cultiver son unicité, se fond au contraire dans le moule de ce qu’on appelle les « nerd ». Les « nerd » sont des êtres en général passionnés d’informatique ou de science, et inaptes à la vie en société. Ce sont les fous du club d’échec au lycée… Bref, on veut nous faire croire que Juno en est. Qu’elle n’est pas dans son élément au milieu des adolescents de son âge. Cela sonne déjà très largement cliché, malgré la prouesse visuelle à souligner concernant ce générique dessiné. Et ce cliché sera confirmé par la suite : Juno n’est pas une folle d’informatique, c’est une fille qu’on va vouloir nous montrer comme fantasque et peu appréciée des autres. Cela pourrait évidemment se tenir, mais comme tout le reste du film, cette démonstration de Juno en mal-aimée qui s’en fout complètement (n’oublions pas le cynisme recherché à tout prix par le scénario) sonne faux. Faux parce que les codes et les ficelles y sont trop énormes. Grimer Juno en pull à casquette rouge, comme une sorte d’uniforme, sent déjà le stéréotype ; de même que son (petit) ami fou des tic-tac et son téléphone hamburger… Il n’y a aucune fraîcheur ou légèreté, tout semble programmé pour nous dire : « regarde, elle est différente ». Au final, Juno est juste un cliché ambulant.
L’intrigue du Sunny-D est rapidement posée : Juno fait des tests de grossesse (elle a donc besoin de boire beaucoup pour faire pipi - décidément, quel humour décapant chez notre cher Jason !). Et même si le générique avait déjà commencé à me titiller, je suis définitivement convaincue que Juno va être une de mes pires expériences cinématographiques de 2008 quand je comprends qu’elle vient acheter ses tests à la supérette du coin. Et qu’elle fait pipi aux toilettes de la supérette, sans être gênée une seconde par le fait de dévoiler ce qu’elle est en train de vivre au caissier (qui visiblement, la connaît très bien).
La chose est simple : il va s’agir de la grossesse non désirée d’une adolescente de 16 ans. Juno est tombée enceinte par erreur, en couchant avec l’un de ses amis (pour tromper l’ennui, dira-t-elle - tout ce qui touche à la sexualité et au désir des adolescents est gommé…). Ce thème est, à mon sens, assez grave pour être pris au sérieux. Jason Reitman a voulu en faire une comédie, soi-disant cynique, vu le niveau des répliques de Juno. Je me dois malheureusement de déclarer que non seulement, le pseudo-cynisme ne fonctionne pas une seule seconde (Ellen Page fait ce qu’elle peut, mais on n’arrive pas à croire que ses répliques soient vraies, elles semblent trop écrites pour faire une bonne comédie) ; mais en plus, le sujet est traité par-dessus la jambe, alors qu’il méritait un peu plus de considération, et un peu moins d’approximation que ce que nous donne à voir le réalisateur. Que Juno décide de garder le bébé n’est pas un problème, et pourrait donner lieu à un très bon film. L’ennui, c’est que Juno décide de le garder après avoir été confrontée à une de ses camarades de classe anti-avortement, qui lui révèle que son bébé « a déjà des ongles ». Phrase que Juno répétera, incrédule, comme si Reitman (et surtout sa scénariste, Diablo Cody, qui se défend de puritanisme car elle a été strip-teaseuse) voulait nous faire bien comprendre que c’était cet argument qui l’avait poussée à garder l’enfant.
Il y a là-dessous quelque chose que l’on pourrait qualifier de morale, et qui me gêne un peu. Je ne demande pas aux réalisateurs de faire des films pro-avortement s’ils n’en ont pas envie, et surtout, si cela n’est pas leur but. Mais vu la situation actuelle aux USA concernant l’avortement, un discours un peu plus modéré et réfléchi sur cette éventualité proposée aux femmes, et aux filles-mères comme Juno, m’aurait vraiment semblé mieux convenir à la situation décrite. De même, pourquoi toute évocation de la sexualité est-elle proscrite ? On parle bien, quand même, d’une histoire qui a débuté par une coucherie. Le scénario s’en sort par une pirouette, prétextant l’ennui de Juno pour justifier son désir, puis enfin son attachement à l’ami en question (ils finiront ensemble, comme c’est mignon). Mais à quel moment, exactement, voit-on les parents de Juno lui parler de contraception, de protection contre les MST ? Alors oui, je sais bien que le but du film n’est pas d’être réaliste. Mais ce sujet-là ne méritait-il pas qu’on s’attarde un peu sur des sujets aussi basiques, et surtout, aussi nécessaires pour tous les adolescents qui allaient voir le film ? Car enfin, hormis l’avortement qui est évoqué d’une manière assez peu flatteuse, le scénario se refuse à évoquer la réalité d’une grossesse pour une jeune fille de 16 ans, et surtout la réaction de sa famille qui n’est pas, logiquement, de sourire et de la prendre dans ses bras dès qu’elle a annoncé la chose…
Que me reste-t-il de Juno ? Eventuellement, le beau portrait de femme et de mère, interprété par Jennifer Garner. Elle seule sait rester loin de la caricature grotesque, et réussit presque à nous toucher. Quant à celui qui joue son époux, là encore, le scénario fait fausse route : cet homme de 30 ans qui craque pour une ado parce qu’elle aime Iggy Pop et Dario Argento semble, comment dire, totalement téléphoné. Et pas crédible pour un sou. Voire, là encore, caricatural (c’est un grand moment que de voir Juno et son ami trentenaire balancer des noms d’artistes « underground » mais quand même assez connus pour que le spectateur puisse se dire : « woah, quelle culture ! »).
Au fond, on est bien loin d’un Little Miss Sunshine auquel Juno a été maintes fois comparé, certes là aussi caricatural, mais qui avait le mérite d’être léger et frais. D’être drôle (les dialogues étaient autrement mieux écrits). Et surtout, de ne pas jouer avec des thèmes aussi graves et importants, en se permettant de montrer au monde que l’avortement, c’est mal, et que les adolescents n’ont pas de réel désir sexuel, simplement une certaine curiosité cynique pour la chose. Mieux vaut retourner voir le cinéma de Wes Anderson, dont j’ai parlé plus bas, et qui sait traiter les thèmes graves avec la gravité requise, sans altérer une seconde sa puissance comique…
Il manque au film de Jason Reitman une âme, et une unicité propre. En reprenant des clichés, en accumulant des répliques trop cyniques, trop improbables, il saborde une histoire qui avait tout pour nous séduire. Et il met son actrice principale, pourtant géniale, dans une posture très délicate. Comment être naturelle en ayant des propos aussi peu crédibles, trop écrits ? De plus, en refusant de prendre position sur la question de la sexualité adolescente, il fait de son film tout ce qu’il voulait ne pas faire : une mièvrerie trop sucrée, écœurante, qui ennuie bien plus qu’un quelconque blockbuster. Dommage…
2/6

jeudi 24 juillet 2008

The Darjeeling Limited, Wes Anderson, 2007


Le quatrième et dernier film en date de Wes Anderson a l’originalité de se dérouler en Inde, à bord du train nommé « Darjeeling Limited ». Certains diront que cette Inde n’est que fantasme d’Occidental : je réponds oui, sans problème, surtout que le cinéma du sieur Anderson n’est absolument pas fait pour réfléchir une quelconque réalité. Alors laissons-nous embarquer par les couleurs, les senteurs, les temples de ce grand pays, sans y chercher un quelconque discours sociologique…
On retrouve trois frères qui ne sont pas vus depuis la mort de leur papa et qui vont essayer de se retrouver à bord de ce train qui traverse l’Inde. Nos trois « héros » sont joués par les habitués d’Anderson, Owen Wilson et Jason Schwartzman (déjà vus dans The Royal Tenenbaums pour le premier, et Rushmore pour le second), et un nouveau venu dans la bande : Adrien Brody. Ce dernier livre par ailleurs une prestation assez extraordinaire, pour qui ne se souvenait de lui que dans le film oscarisé de Polanski, the Pianist. Il semble réellement aussi à l’aise dans cette comédie que dans les drames, capable même de donner à sa physionomie entière un aspect comique (ah, ces gros plans sur son visage tout ébahi… !). Les autres acteurs ne sont pas des surprises : on retrouve Bill Murray, dans un rôle qui est métaphoriquement celui du père des trois garçons (difficile de les appeler des hommes après avoir vu le film…), et Anjelica Huston qui joue la mère, la vraie, enfermée dans son couvent indien.
Disons-le tout net : le film tient avant tout par cette Inde qu’on nous donne à voir, à entendre, voire à sentir (les images appellent d’autres sens, l’odorat notamment, avec les marchés d’épices…) Je le disais plus haut, ici il n’est pas question d’un quelconque réalisme. Anderson fait de la comédie, dans un décor coloré et délicieusement exotique, et c’est la seule chose qui compte. On en prend plein les yeux, plein les oreilles ; on se retrouve, comme les personnages du film, assez déboussolé par ce qu’on découvre, et en même temps totalement charmé. C’est sans doute l’Inde du touriste occidental que l’on nous sert : cela n’est pas un problème, puisqu’il s’agit de représenter les relations existantes entre différents membres de la même famille (comme dans les deux premiers films d’Anderson : ses obsessions restent les mêmes !), tout cela sur un ton décalé, burlesque parfois.
Et ses relations, on peut arguer qu’elles sont compliquées. Compliquées comme dans la majorité des familles, sans doute. Le deuil du père a séparé les trois frères : comment garder sa place au sein de la famille, garder son individualité, quand on vient de perdre ses repères ? Et qu’on essaie, aussi, de ne plus faire partie d’un moule - la famille pouvant être vue comme aliénante. C’est ce qu’exprime très intelligemment le personnage d’Adrien Brody, Peter, qui refuse que son frère Francis (Owen Wilson, la tête empaquetée de bandages, suite à un accident) commande pour lui au restaurant. Pourtant Francis connaît les goûts de Peter sur le bout des doigts… C’est cette sincérité, cette vérité des relations familiales qui touchent dans Darjeeling Limited : cette manière de vouloir à tout prix se détacher de la famille et de ce qui nous empêche de nous épanouir en tant qu’individu à part entière, alors qu’on sait très bien que l’on ne peut être complètement soi-même qu’au contact des gens qui nous connaissent le plus. Et qui sont, forcément, de notre famille.
Evidemment, le voyage des trois frères va finir par dérailler, et suite à une hilarante scène de gazage fraternel, ils se retrouvent dans le désert, leurs bagages aux initiales de papa à leur suite. Peter continue à porter les lunettes de vue du père, ce qui agace Francis : il y a, même après la mort, cette rivalité entre frères. Est-ce que le père aimait plus tel fils qu’un autre ? Querelles ridicules, qui donnent au film ses scènes les plus drôles, et qui prouvent que même à 30 ans, on peut être resté un enfant.
Le clou du voyage sera la visite à la mère. Majestueuse Anjelica Huston, qui n’apparaît que très peu dans ce film, pour donner une vraie leçon de vie à ses garçons : life goes on, la vie continue ! Anderson renverse une fois de plus les rôles : alors qu’on attendait de la mère qu’elle soit celle à vivre dans le souvenir, voire dans la folie suite à la douleur de la mort de l’époux, c’est au contraire elle qui apparaît la plus sereine et qui doit apprendre aux fils, donc à la génération suivante, comment réussir à faire face, comment continuer sa vie.
Notons également que ce joli film se dote d’un court-métrage, diffusé avant le long, qui nous donne à voir Jack (interprété par Jason Schwartzman) dans une chambre d’hôtel parisienne. Il y retrouve son amante, interprétée par la sublime Nathalie Portman, qui vient le retrouver, boire un bloody mary, et faire l’amour avec lui.
Le tout sous fond de musique old school, j’ai nommé Peter Sarstedt et son Where do you go to my lovely. Un délicieux OVNI, touchant, et qui apporte quelques clefs pour la compréhension du film.
Pour résumer, il serait difficile d’expliquer ce qui plaît, ou peut déplaire, dans ce film. Tout y est décalé, amusant, irritant peut-être pour certains. Le cinéma d’Anderson agace ou émerveille : pour ma part, je suis une fervente convaincue à la cause de Steve Zissou et de ses confrères, de leurs univers colorés et décalés, de leur incapacité à grandir et à être des adultes, de leur amour profond pour leurs proches. Et si la vie devait être du cinéma, j’aimerais vraiment bien vivre dans un film de Wes Anderson.
5/6

samedi 5 juillet 2008

We Own the Night, James Gray, 2007


C’est l’histoire d’une famille. Une famille sans mère, où restent juste le père et ses deux fils. Une famille désunie : Bobby, joué par Joaquin Phoenix, n’a pas choisi la voie du Père (Robert Duvall) membre de la police de New York, à l’image de son frère joué par Mark Wahlberg. Il préfère tenir une boîte de nuit branchée, fréquentée par des dealers, et plus précisément par des membres de la mafia russe que son père et son frère vont tenter de faire tomber.
L’intrigue semble classique : le jeune chien fou face aux deux entités masculines garantes de la sécurité, de la justice (délicieux moment où Joseph, le fils prodigue, demande de l’aide à Bobby : celui-ci refuse et alors Joseph lui demande : « mais n’as-tu aucun sens civique ? » « Oh, laisse-moi réfléchir une seconde… non ! »), qui va finir par être puni pour son absence de morale. Mais ce n’est pas comme ça que James Gray a conçu son film : l’ensemble est profondément amoral, non pas immoral, mais simplement dénué de toute forme de morale. Parce que si Bobby finit par changer de bord et aider son père et son frère, ce n’est pas par sens moral, mais parce qu’il n’a pas le choix.
A la morale Gray préfère le tragique, et c’est bien une tragédie, à l’instar de celles d’Eschyle ou de Corneille, que le réalisateur va nous proposer. On a souvent défini le tragique comme la lutte d’un individu contre la fatalité, contre une force qui le dépasse. We Own the Night ne s’arrête pas à cette lutte : elle est évidemment montrée, lorsque Bobby se retrouve confronté à ces deux policiers qu’il connaît si bien et qui lui demandent de changer de bord ; ou alors lorsqu’il apprend qu’on a tiré sur son frère. Joaquin Phoenix incarne à la perfection ce personnage d’abord tiraillé entre le monde de la nuit qu’il adore (et servi par une musique détonante, notamment Heart of Glass de Blondie ou Let’s Dance de Bowie), puis finalement décidé à assumer son destin. Car c’est justement ça que veut nous montrer Gray, plus que la lutte contre la fatalité : la prise en main de sa destinée. Bobby sait qu’il n’a plus le choix, dès le moment où le chef de la mafia vient lui avouer qu’il veut tuer son père (celui-ci ne sachant pas, évidemment, les liens de parenté entre Bobby et sa famille).
Alors que la première partie nous donne à voir un personnage qui illustre à la perfection le titre du film (la nuit lui appartient…), la deuxième partie nous propose l’autre versant de ce titre ambigu : « we own the night » est ce qui apparaît sur les insignes des membres de la police de New York. Et Bobby passe d’un extrême à l’autre : il quitte définitivement ce monde de la nuit pour celui de la police, autre milieu codifié, qui nécessite des rites d’entrée
et qui est au moins tout aussi dangereux(lorsque Bobby prête serment pour pouvoir s’occuper de l’affaire qui le concerne, on peut évidemment penser aux policiers qui, au début du film, refusaient de tenter une action d’infiltration, parce que cela leur demanderait trop de temps - entrer dans la police semble paradoxalement plus simple, mais n’est possible que parce que Bobby est de la famille de Joseph et Burt, son père) .
Joaquin Phoenix incarne ce personnage qui assume son destin, pour preuve cette scène quasiment finale où Bobby va lui-même chercher le mafieux dans les roseaux, refusant de laisser ce travail aux autres. Il n’est pas un membre de la police comme un autre : il y est entré par nécessité, par obligation, et le travail qu’il a commencé, il va le terminer tout seul. Personnage résolument humain, c’est justement son humanité qui va lui faire perdre sa liberté : ses battements de cœur trop rapides avertiront le chef russe qu’il a quelque chose à cacher - à partir de là, plus rien ne sera pareil : nécessité de se cacher, et résurrection possible uniquement par le biais de la police, après avoir perdu le père… comme s’il fallait, non pas l’avoir tué, mais le voir périr, pour enfin prendre ce destin en main.
L’humanité de Bobby, c’est aussi sa splendide compagne (éblouissante Eva Mendes, qui sait se départir de son rôle de bimbo pour composer un personnage aussi fragile que sexy), qu’il va laisser derrière lui pour accomplir son destin.
Et c’est également son frère, qu’il semble haïr au début du film, mais à qui il finit par dire « je t’aime » lors des dernières images… amour qui sonne, non pas comme une réussite, un retour à la normale, mais comme une sentence. C’est cet amour qui les lie tragiquement l’un à l’autre ; c’est cet amour qui fait que Bobby comprend, à demi-mots, que son frère ne puisse plus travailler sur le terrain : lorsqu’ils sont sur le point de prendre les mafieux en flagrant délit, Joseph est incapable de faire un geste, alors qu’il vient de voir mourir un coéquipier - et cette mort le ramène inexorablement à la sienne, qu’il a évitée de justesse au début du film. Les policiers de Gray ne sont pas des héros, ils sont des êtres humains faillibles, bien loin des justiciers sans peur et sans reproche que certains ont cru voir dans ce film…
Il y a peu de films d’action (mais peut-on le qualifier comme tel ?...) qui aujourd’hui réussissent à évoquer autant d’idées, autant d’émotions chez le spectateur. Gray ne nous prend jamais pour des idiots : cette tragédie familiale, il sait que le public peut la comprendre, et surtout la ressentir. Il la sert d’ailleurs avec des images d’une stupéfiante beauté, et quelques scènes mémorables (notamment la course-poursuite sous la pluie, où le spectateur se retrouve à la place de Bobby, incapable de rien distinguer) qui font de ce film l’un des meilleurs de 2007 - voire des années 00 !
6/6