jeudi 24 juillet 2008

The Darjeeling Limited, Wes Anderson, 2007


Le quatrième et dernier film en date de Wes Anderson a l’originalité de se dérouler en Inde, à bord du train nommé « Darjeeling Limited ». Certains diront que cette Inde n’est que fantasme d’Occidental : je réponds oui, sans problème, surtout que le cinéma du sieur Anderson n’est absolument pas fait pour réfléchir une quelconque réalité. Alors laissons-nous embarquer par les couleurs, les senteurs, les temples de ce grand pays, sans y chercher un quelconque discours sociologique…
On retrouve trois frères qui ne sont pas vus depuis la mort de leur papa et qui vont essayer de se retrouver à bord de ce train qui traverse l’Inde. Nos trois « héros » sont joués par les habitués d’Anderson, Owen Wilson et Jason Schwartzman (déjà vus dans The Royal Tenenbaums pour le premier, et Rushmore pour le second), et un nouveau venu dans la bande : Adrien Brody. Ce dernier livre par ailleurs une prestation assez extraordinaire, pour qui ne se souvenait de lui que dans le film oscarisé de Polanski, the Pianist. Il semble réellement aussi à l’aise dans cette comédie que dans les drames, capable même de donner à sa physionomie entière un aspect comique (ah, ces gros plans sur son visage tout ébahi… !). Les autres acteurs ne sont pas des surprises : on retrouve Bill Murray, dans un rôle qui est métaphoriquement celui du père des trois garçons (difficile de les appeler des hommes après avoir vu le film…), et Anjelica Huston qui joue la mère, la vraie, enfermée dans son couvent indien.
Disons-le tout net : le film tient avant tout par cette Inde qu’on nous donne à voir, à entendre, voire à sentir (les images appellent d’autres sens, l’odorat notamment, avec les marchés d’épices…) Je le disais plus haut, ici il n’est pas question d’un quelconque réalisme. Anderson fait de la comédie, dans un décor coloré et délicieusement exotique, et c’est la seule chose qui compte. On en prend plein les yeux, plein les oreilles ; on se retrouve, comme les personnages du film, assez déboussolé par ce qu’on découvre, et en même temps totalement charmé. C’est sans doute l’Inde du touriste occidental que l’on nous sert : cela n’est pas un problème, puisqu’il s’agit de représenter les relations existantes entre différents membres de la même famille (comme dans les deux premiers films d’Anderson : ses obsessions restent les mêmes !), tout cela sur un ton décalé, burlesque parfois.
Et ses relations, on peut arguer qu’elles sont compliquées. Compliquées comme dans la majorité des familles, sans doute. Le deuil du père a séparé les trois frères : comment garder sa place au sein de la famille, garder son individualité, quand on vient de perdre ses repères ? Et qu’on essaie, aussi, de ne plus faire partie d’un moule - la famille pouvant être vue comme aliénante. C’est ce qu’exprime très intelligemment le personnage d’Adrien Brody, Peter, qui refuse que son frère Francis (Owen Wilson, la tête empaquetée de bandages, suite à un accident) commande pour lui au restaurant. Pourtant Francis connaît les goûts de Peter sur le bout des doigts… C’est cette sincérité, cette vérité des relations familiales qui touchent dans Darjeeling Limited : cette manière de vouloir à tout prix se détacher de la famille et de ce qui nous empêche de nous épanouir en tant qu’individu à part entière, alors qu’on sait très bien que l’on ne peut être complètement soi-même qu’au contact des gens qui nous connaissent le plus. Et qui sont, forcément, de notre famille.
Evidemment, le voyage des trois frères va finir par dérailler, et suite à une hilarante scène de gazage fraternel, ils se retrouvent dans le désert, leurs bagages aux initiales de papa à leur suite. Peter continue à porter les lunettes de vue du père, ce qui agace Francis : il y a, même après la mort, cette rivalité entre frères. Est-ce que le père aimait plus tel fils qu’un autre ? Querelles ridicules, qui donnent au film ses scènes les plus drôles, et qui prouvent que même à 30 ans, on peut être resté un enfant.
Le clou du voyage sera la visite à la mère. Majestueuse Anjelica Huston, qui n’apparaît que très peu dans ce film, pour donner une vraie leçon de vie à ses garçons : life goes on, la vie continue ! Anderson renverse une fois de plus les rôles : alors qu’on attendait de la mère qu’elle soit celle à vivre dans le souvenir, voire dans la folie suite à la douleur de la mort de l’époux, c’est au contraire elle qui apparaît la plus sereine et qui doit apprendre aux fils, donc à la génération suivante, comment réussir à faire face, comment continuer sa vie.
Notons également que ce joli film se dote d’un court-métrage, diffusé avant le long, qui nous donne à voir Jack (interprété par Jason Schwartzman) dans une chambre d’hôtel parisienne. Il y retrouve son amante, interprétée par la sublime Nathalie Portman, qui vient le retrouver, boire un bloody mary, et faire l’amour avec lui.
Le tout sous fond de musique old school, j’ai nommé Peter Sarstedt et son Where do you go to my lovely. Un délicieux OVNI, touchant, et qui apporte quelques clefs pour la compréhension du film.
Pour résumer, il serait difficile d’expliquer ce qui plaît, ou peut déplaire, dans ce film. Tout y est décalé, amusant, irritant peut-être pour certains. Le cinéma d’Anderson agace ou émerveille : pour ma part, je suis une fervente convaincue à la cause de Steve Zissou et de ses confrères, de leurs univers colorés et décalés, de leur incapacité à grandir et à être des adultes, de leur amour profond pour leurs proches. Et si la vie devait être du cinéma, j’aimerais vraiment bien vivre dans un film de Wes Anderson.
5/6

samedi 5 juillet 2008

We Own the Night, James Gray, 2007


C’est l’histoire d’une famille. Une famille sans mère, où restent juste le père et ses deux fils. Une famille désunie : Bobby, joué par Joaquin Phoenix, n’a pas choisi la voie du Père (Robert Duvall) membre de la police de New York, à l’image de son frère joué par Mark Wahlberg. Il préfère tenir une boîte de nuit branchée, fréquentée par des dealers, et plus précisément par des membres de la mafia russe que son père et son frère vont tenter de faire tomber.
L’intrigue semble classique : le jeune chien fou face aux deux entités masculines garantes de la sécurité, de la justice (délicieux moment où Joseph, le fils prodigue, demande de l’aide à Bobby : celui-ci refuse et alors Joseph lui demande : « mais n’as-tu aucun sens civique ? » « Oh, laisse-moi réfléchir une seconde… non ! »), qui va finir par être puni pour son absence de morale. Mais ce n’est pas comme ça que James Gray a conçu son film : l’ensemble est profondément amoral, non pas immoral, mais simplement dénué de toute forme de morale. Parce que si Bobby finit par changer de bord et aider son père et son frère, ce n’est pas par sens moral, mais parce qu’il n’a pas le choix.
A la morale Gray préfère le tragique, et c’est bien une tragédie, à l’instar de celles d’Eschyle ou de Corneille, que le réalisateur va nous proposer. On a souvent défini le tragique comme la lutte d’un individu contre la fatalité, contre une force qui le dépasse. We Own the Night ne s’arrête pas à cette lutte : elle est évidemment montrée, lorsque Bobby se retrouve confronté à ces deux policiers qu’il connaît si bien et qui lui demandent de changer de bord ; ou alors lorsqu’il apprend qu’on a tiré sur son frère. Joaquin Phoenix incarne à la perfection ce personnage d’abord tiraillé entre le monde de la nuit qu’il adore (et servi par une musique détonante, notamment Heart of Glass de Blondie ou Let’s Dance de Bowie), puis finalement décidé à assumer son destin. Car c’est justement ça que veut nous montrer Gray, plus que la lutte contre la fatalité : la prise en main de sa destinée. Bobby sait qu’il n’a plus le choix, dès le moment où le chef de la mafia vient lui avouer qu’il veut tuer son père (celui-ci ne sachant pas, évidemment, les liens de parenté entre Bobby et sa famille).
Alors que la première partie nous donne à voir un personnage qui illustre à la perfection le titre du film (la nuit lui appartient…), la deuxième partie nous propose l’autre versant de ce titre ambigu : « we own the night » est ce qui apparaît sur les insignes des membres de la police de New York. Et Bobby passe d’un extrême à l’autre : il quitte définitivement ce monde de la nuit pour celui de la police, autre milieu codifié, qui nécessite des rites d’entrée
et qui est au moins tout aussi dangereux(lorsque Bobby prête serment pour pouvoir s’occuper de l’affaire qui le concerne, on peut évidemment penser aux policiers qui, au début du film, refusaient de tenter une action d’infiltration, parce que cela leur demanderait trop de temps - entrer dans la police semble paradoxalement plus simple, mais n’est possible que parce que Bobby est de la famille de Joseph et Burt, son père) .
Joaquin Phoenix incarne ce personnage qui assume son destin, pour preuve cette scène quasiment finale où Bobby va lui-même chercher le mafieux dans les roseaux, refusant de laisser ce travail aux autres. Il n’est pas un membre de la police comme un autre : il y est entré par nécessité, par obligation, et le travail qu’il a commencé, il va le terminer tout seul. Personnage résolument humain, c’est justement son humanité qui va lui faire perdre sa liberté : ses battements de cœur trop rapides avertiront le chef russe qu’il a quelque chose à cacher - à partir de là, plus rien ne sera pareil : nécessité de se cacher, et résurrection possible uniquement par le biais de la police, après avoir perdu le père… comme s’il fallait, non pas l’avoir tué, mais le voir périr, pour enfin prendre ce destin en main.
L’humanité de Bobby, c’est aussi sa splendide compagne (éblouissante Eva Mendes, qui sait se départir de son rôle de bimbo pour composer un personnage aussi fragile que sexy), qu’il va laisser derrière lui pour accomplir son destin.
Et c’est également son frère, qu’il semble haïr au début du film, mais à qui il finit par dire « je t’aime » lors des dernières images… amour qui sonne, non pas comme une réussite, un retour à la normale, mais comme une sentence. C’est cet amour qui les lie tragiquement l’un à l’autre ; c’est cet amour qui fait que Bobby comprend, à demi-mots, que son frère ne puisse plus travailler sur le terrain : lorsqu’ils sont sur le point de prendre les mafieux en flagrant délit, Joseph est incapable de faire un geste, alors qu’il vient de voir mourir un coéquipier - et cette mort le ramène inexorablement à la sienne, qu’il a évitée de justesse au début du film. Les policiers de Gray ne sont pas des héros, ils sont des êtres humains faillibles, bien loin des justiciers sans peur et sans reproche que certains ont cru voir dans ce film…
Il y a peu de films d’action (mais peut-on le qualifier comme tel ?...) qui aujourd’hui réussissent à évoquer autant d’idées, autant d’émotions chez le spectateur. Gray ne nous prend jamais pour des idiots : cette tragédie familiale, il sait que le public peut la comprendre, et surtout la ressentir. Il la sert d’ailleurs avec des images d’une stupéfiante beauté, et quelques scènes mémorables (notamment la course-poursuite sous la pluie, où le spectateur se retrouve à la place de Bobby, incapable de rien distinguer) qui font de ce film l’un des meilleurs de 2007 - voire des années 00 !
6/6